La recherche des
guérisons
un salut par
la santé ?
Entretiens entre Germain Maps
journaliste à Radio Présence, et sœur Marie-Ancilla moniale
dominicaine
à Lourdes.
© Sœur Marie-Ancilla, o.p. http://mancilla.op.free.fr
G. M. Qui ne souhaite pas être
guéri
de quelque chose, d'un mal quelconque, qu'il soit physique,
spirituel
ou psychologique ? et il y a dans ce domaine des choses qui se
développent et en particulier ce qu'on appelle l'ontothérapie
pratiquée
dans certaines communautés nouvelles — entre autres —, mais pas
seulement. De quoi s'agit-il ?
M. A. L'ontothérapie, c'est
un
terme qui a été créé de toute pièce. Créer un terme dans le domaine
de
la vie spirituelle, est le symptôme d'une pensée nouvelle, reflète
une
quête. Si l'on n'a aucun mot qui puisse exprimer ce qu'on cherche,
cela
prouve que quelque chose émerge, qui n'est peut-être pas dans la
tradition telle qu'elle a été véhiculée jusque là. En décomposant le
mot, on s'aperçoit qu'ontothérapie a été forgé à partir de mots
grecs ;
il veut dire : guérison de l'être. Jusqu'à présent, on parlait
d'ontologie. C'était une parole sur l'être, il s'agissait même plus
précisément d'une contemplation de l'être, d'accueillir l'être, de
le
recevoir. Tandis que là, on cherche à le guérir et immédiatement. Il
faut commencer par se demander si l'être est malade pour avoir à
être
guéri ? C'est déjà un premier problème. L'être est donné par Dieu.
Il y
a des choses : elles sont ou elles ne sont pas, mais leur être n'a
pas
besoin de guérison.
G. M. L'être n'est donc pas sujet
de
guérison ? L'être est ou n'est pas. Point final ?
M. A. Oui, on ne va pas
chercher à guérir l'être. Comme il y a eu certaines petites
observations et réclamations, cette doctrine nouvelle a changé de
nom.
« Guérison de tout l'être » a remplacé « ontothérapie ». Mais le
piège
est simplement déplacé. En fait il ne s'agit pas de l'être mais de
ce
qui en nous est sujet au changement, à la dégradation. Vouloir
guérir
tout l'être, c'est donc vouloir être super-puissant ! Qui peut
guérir
dans tous les domaines, donner des conseils dans tous les domaines,
que
ce soit physique, psychique, spirituel. Nous trouvons ici la
démarche
holistique qui sous-tend tout le courant psycho-spirituel.
Avoir un pareil pouvoir de guérison, c'est plus que se mettre à la
place de Dieu. Surtout que la guérison, elle est toujours
progressive,
sauf cas de miracle. Une voie marche chez l'un et ne marche pas chez
l'autre, c'est donc très proportionné à des cas particuliers ; en
faire
une doctrine universelle, c'est vraiment un orgueil démesuré !
G. M. On parle même de guérisons
qui
iraient avant la naissance, dans le ventre de la maman déjà,
puisque,
paraît-il, certaines blessures portées par les parents
rejaillissent
sur l'enfant qui va naître ?
M. A. Oui, ça c'est tout à
fait
exact : ça montre que l'embryon a la possibilité d'être sensible à
des
tas de choses à commencer par ce qui se passe dans le monde
extérieur.
On peut citer le cas de Mgr Gihka, un roumain, dont la mémoire avait
été éveillée très très tôt : il se souvenait même du nez d'une
personne
qui était sur son berceau, et qui avait des proportions énormes !
c'est
resté gravé dans sa mémoire pour toute sa vie. Il l'avait vraiment
enregistré. Donc là, ça existe réellement. Cela peut être vrai de
biens
d'autres choses.
G. M. Est-ce qu'on peut prétendre
aller jusque là, en proposant des thérapies ? des guérisons ?
M. A. J'avais lu un article,
où
un médecin montrait comment justement il explorait toute cette
partie
de la vie d'un individu, avant sa naissance. Mais c'est la
conclusion
qui ne m'avait pas trop plu : parce qu'en guérissant, il pensait que
c'est là qu'il était le plus proche de Dieu. Dieu est avant tout
pour
lui un guérisseur. Mais il y a plus grave, car une véritable
discipline
s'est constituée, qui vise à trouver systématiquement dans les
ancêtres
la cause de son mal être ; cette doctrine pseudomédicale s'impose de
plus en plus en France dans un amalgame psychospirituel. Les
Béatitudes, par exemple, diffusent un livre du Père Maximilien-Marie
Duten, intitulé Méthode de prière pour la guérison de l'arbre
généalogique. La Conférence des Evêques de France a fait paraître
une
note doctrinale, le 19 janvier 2007, pour éclairer la question de
l'arbre généalogique et de la guérison des racines familiales par
l'eucharistie. Mais il faut dire qu'elle a été si discrète qu'elle
n'a
eu aucune conséquence concrète. On trouve sur internet des prières
pour
guérir l'arbre généalogique, des propositions de messes dites pour
la
guérison de l'arbre généalogique — un trentain grégorien de guérison
de
l'arbre généalogique à 250€ ! —, et dans le cadre de retraites des
centres chrétiens qui proposent un travail de guérison
transgénérationnelle. Comment ne pas évoquer ici les dégâts causés
par
Bernard Dubois, membre de la communauté des Béatitudes, qui invite
les
retraitants à visiter leur passé jusque dans leur vie intra-utérine
pour y retrouve la blessure originelle ?
G. M. Toutes ces foules qui
viennent
à Lourdes depuis si longtemps, qu'est-ce qu'elles cherchent sinon
une
guérison, devant la Grotte ?
M. A. Oui, effectivement,
il y
a toute une piété populaire qui est en quête de guérison. Et il ne
faut
pas trop vite mépriser la quête de guérison. Mais reste à savoir ce
qu'on en fait. Est-ce que la guérison est un signe de Dieu qui
provoque
à la conversion, est-ce que c'est le signe de la miséricorde de Dieu
ou
est-ce que c'est un but en soi qui est la condition sine qua non
pour
faire une démarche spirituelle ? Dieu devient alors à notre service.
G. M. Pouvez-vous donner un
exemple
de l'évangile, parce que l'évangile est truffé d'histoires de
guérison,
non ? C'est d'ailleurs une des activités principales de Jésus
pendant
le cours de sa vie mortelle…
M. A. Oui, il a guéri une
prostituée, d'une certaine façon ; il a guéri des lépreux qui
étaient
mis au banc de la société. Donc il a guéri. Mais ce qu'il propose,
c'est la foi et justement quand certains s'arrêtent à la guérison,
eh
bien finalement, Jésus est déçu. Il a fait quelques guérisons comme
signes vraiment de ce qu'il apportait, du Royaume présent parmi
nous.
Mais il n'est pas venu pour être le thérapeute bon marché —
évidemment,
là, il n'y a pas de consultations psy à payer, et comme souvent
elles
ne sont pas remboursées par la sécurité sociale, il y a tout
avantage.
Un thérapeute super-puissant, qui a toutes les compétences, à qui on
fait une confiance infinie, est très avantageux ; mais Jésus ne
s'est
jamais présenté comme ça ! Il annonce le Royaume, il annonce son
Père
et il donne quelques signes sur le chemin, comme les guérisons. On
le
voit bien avec l'aveugle-né : Jésus le guérit pour montrer qu'il est
la
lumière qui vient dans le monde. Donc la guérison n'est pas le but
ultime.
G. M. Peut-on évoquer cette
histoire
des dix lépreux ? Un jour, il guérit dix lépreux, puis il y en a
un
seul qui revient pour remercier. Alors que dit-il à ce moment-là ?
M. A. Eh bien justement, il
y
en a un seul qui vient rendre gloire à Dieu. Et c'est ce que le
Christ
désirait. Les autres, la guérison achevée, repartent chez eux. Ils
n'ont pas fait la démarche de foi, ils n'ont pas reconnu en Jésus
celui
qui était le tout de leur vie, celui qui venait leur apporter la vie
véritable. Ils en sont restés au petit bienfait qu'ils avaient pris
au
passage et ça leur a suffit. Ils n'ont pas accédé au salut que Jésus
voulait leur donner, et qu'il est lui-même.
G. M. Donc, on a beau être guéri,
ce
n'est pas forcément profitable en terme de vie, de vie spirituelle
?
M. A. Non, il y a des gens
qui
sont en parfaite santé et qui au niveau de la vie spirituelle n'ont
jamais découvert ce que pouvait être la charité. Ce qui est, quand
même, la valeur essentielle ! Mais si la guérison met sur le chemin
de
la miséricorde de Dieu, si elle conduit à donner un pardon qu'on a
reçu
de Dieu gratuitement, si elle conduit à aider quelqu'un, alors elle
peut devenir chemin de vie spirituelle, mais de soi elle n'est pas
le
but de la vie spirituelle.
G. M. Revenons à cette question de
la
guérison de tout l'être, qui est à votre avis une prétention très
orgueilleuse. Bien des gens peuvent en être choqués, d'autant plus
qu'il y a des groupes et des communautés très nombreuses qui le
croient
dur comme fer et pour qui c'est une chose très importante ?
M. A. Oui, mais je pense
qu'il
faut être réaliste. Guérir tout l'être, ça suppose d'avoir toutes
les
compétences pour guérir le corps, pour guérir le psychisme, pour
guérir
l'âme — et encore de quelle âme est-ce qu'on parle ? Est-ce que
c'est
l'âme immortelle, est-ce que c'est l'âme principe de vie biologique,
est-ce que c'est l'âme qui a pour vocation de pouvoir un jour vivre
de
la vie de Dieu en présence de Dieu ? Vous voyez que déjà pour les
termes, on ne sait pas très bien ce qu'on y met dedans. Alors avant
de
vouloir guérir tout ça, il faudrait au moins savoir de quoi il
s'agit.
Et puis je connais des psychiatres qui sont quand même gênés que
quelque chose qui demande autant de rigueur au niveau de la
profession
soit mêlé à n'importe quoi, utilisé avec une vulgarisation qui
finalement est au détriment du respect qu'on doit finalement à ce
qui
est la connaissance que quelqu'un a pu acquérir. Sans parler du
respect
dû à Dieu !
G. M. Quel est le fondement de ce
genre de pratique ?
M. A. Pouvoir guérir tout
l'être ? Je pense d'abord que c'est un mauvais regard sur la vie
spirituelle. Commencer par faire tout ce qu'on peut pour guérir, en
utilisant les moyens scientifiques existants c'est, de soi, tout à
fait
respectable. Mais, c'est la finalité qui ne va pas : on préconise de
commencer par se connaître soi-même à l'aide de la psychologie… ou
de
l'ennéagramme par exemple, de connaître les autres, d'être dans de
bonnes relations avec les autres, de rechercher le bien-être
psychologique, physique etc. ; puis en progressant, dit-on, on
arrive
jusqu'à Dieu qui va reprendre tout ça dans une magnifique synthèse.
Mais on oublie que le chemin spirituel est diamétralement opposé.
C'est
une grâce qui nous est donnée gratuitement dans le cœur, Dieu qui
touche notre cœur par sa Parole, par un événement. Et ça va se
répercuter là, effectivement, sur tout notre être. Mais la grâce de
Dieu va du plus profond, le cœur, jusqu'à l'extérieur. Et c'est un
long
chemin qui prend toute la vie. Si, grâce à des techniques, on arrive
à
enlever certains obstacles au mal-être, tant mieux. Mais la démarche
spirituelle est autre : elle part du haut vers le bas si l'on peut
dire, du dedans vers l'extérieur, et non pas du bas vers le haut, de
l'extérieur vers l'intérieur. La première perspective est
spirituelle,
la deuxième est pélagienne.
G. M. Le « pélagianisme » est une
hérésie qui date d'il y a déjà de nombreux siècles, n'est-ce pas ?
M. A. Oui, disons de la fin
du
IVe-Ve siècle. Pélage disait : à la force du poignet, l'homme peut
se
sauver. Aujourd'hui on dit : à la force des techniques de guérison,
l'homme marche vers le salut. C'est quand même assez cousin comme
pensée, bien que l'habillement soit différent. Il y a dans les deux
cas
cette prétention de l'homme à pouvoir se sauver par lui-même. Et
paradoxalement, en même temps, on fait appel à sainte Thérèse de
l'Enfant-Jésus. Sa doctrine spirituelle est interprétée ainsi : on
se
met sous le soleil de Dieu et Dieu fait tout. C'est sainte Thérèse
de
l'Enfant-Jésus déformée, parce qu'elle a quand même pas mal trimé :
pour faire des pas en avant, elle se cramponnait à la rampe de
l'escalier : c'était quand même pas sous le soleil de Dieu que ça
s'est
fait tout seul ! Il y a donc là une nouveauté : on allie deux
réalités
diamétralement opposées ! on veut finalement allier le quiétisme et
le
pélagianisme. C'est une nouvelle façon de chercher à aller vers Dieu
par soi-même, sans que ce soit la grâce de Dieu qui nous mette sur
la
route. Guérir est devenu LE chemin vers Dieu !
G. M. Aujourd'hui cela porte un
nom :
le Nouvel Âge ?
M. A. Oui, le Nouvel Âge,
mais
aussi tout ce qui prolifère sous sa mouvance plus ou moins
lointaine.
Les « voyages » à base de peyotl, qui sont au cœur du chamanisme,
sont
aussi préconisés par certains comme source de guérison. Sans aller
jusqu'à la drogue, beaucoup se tournent vers le psychogénéalogie, la
méditation transcendantale, l'hypnose Ericksonienne,
l'agapèthérapie,
et tous les courants qui prennent leur racine dans le Système
Gurdjeff,
en particulier la pratique de l'ennéagramme que Gurdjeff a introduit
en
Occident. La santé psychologique est devenue la nouvelle condition
pour
progresser vers le salut, la nouvelle forme de la vie spirituelle.
G. M. On parle beaucoup
aujourd'hui,
non plus tellement du péché, mais de la souffrance. Est-ce qu'on
n'aurait pas remplacé le péché par la souffrance ?
M. A. Je crois que là se
situe
un des problèmes clés qui sont à l'arrière des quêtes spirituelles
actuelles, plus exactement psycho-spirituelles. Employer cette
expression, c'est déjà le signe que le psychologique et le spirituel
se
fondent tellement qu'on ne discerne pas à quel plan on se situe. La
disparition de la souffrance devient presque le critère du salut. La
souffrance est considérée comme le point de départ du salut et sa
disparition comme le cœur du salut. Drewerman, qui a fait couler
beaucoup d'encre et de paroles en son temps, est peut-être présent
là-dessous, parce que c'est un rejaillissement de sa doctrine sous
une
enveloppe qui paraît beaucoup plus catholique extérieurement. Mais
alors, le Christ est-il venu pour supprimer la souffrance, ou le
Christ
est-il venu pour, justement, nous racheter du péché ? pour nous
rétablir dans la relation de fils ? Le péché justement, c'est la
brisure de la relation avec le Père. Alors, où est vraiment le point
de
départ du salut ? S'il faut supprimer la souffrance pour être sur le
chemin du salut, on n'est plus catholique.
G. M. On parle aussi beaucoup de
communautés thérapeutiques, d'évangéliser les profondeurs. Tout
cela
fait-il partie de la même chose ?
M. A. Je pense qu'à
l'arrière,
il y a un point commun, puis ensuite selon les personnes
l'expression
diffère. Oui, évangéliser les profondeurs, c'est le thème d'un livre
célèbre de Simone Pacot, qui constitue un véritable succès de
librairie
; mais si y on réfléchit, qu'est-ce que peut bien vouloir dire :
évangéliser les profondeurs ? Jésus, lui, est venu pour évangéliser
les
cœurs. Les profondeurs psychiques ne sont pas le but de
l'évangélisation. Cela n'a pas plus de sens que si on parlait
d'évangéliser l'intelligence. Jésus est venu pour la personne, pour
toucher la personne au cœur réel de son être, là où se tisse la
relation à Dieu, là où elle est libre. Or l'inconscient échappe à la
liberté.
G. M. Ceci dit, un mot sur ces
fameuses communautés thérapeutiques, quand même.
M. A. Les communautés
thérapeutiques, comme leur nom l'indique, ont pour but de guérir. Il
faut distinguer deux sortes de communautés thérapeutiques. Comme
vous
les avez liées à l'évangélisation des profondeurs, je commence par
celles qui se disent catholiques et qui se servent de la foi pour
opérer une soi-disant guérison.
On prend un médecin particulier qui va être le Christ et on
l'utilise
en lien avec un psychiatre, un psychanalyste, — peu importe en fait,
on
ne cherche même pas trop ; l'important, c'est de faire l'amalgame.
Alors le Christ, la charité, l'eucharistie, le sacrement de
réconciliation, deviennent un peu une thérapie d'appoint. Mais
est-ce
qu'une communauté chrétienne peut être fondée sur la guérison ?
peut-elle avoir pour mission de rétablir les blessés de la vie, de
les
guérir en instrumentalisant la foi ? Là ça paraît un peu
extraordinaire. Une communauté chrétienne, c'est avant tout une
communauté qui vit de la vie du Christ. S'il y a des médecins
compétents, qui mettent leur compétence au service des blessés de la
vie, c'est louable, mais la découverte du Christ ne peut être
utilisée
au service de la thérapie. On court le danger d'instrumentaliser la
foi, comme le soulignait le P. Flipo dans une interview.
G. M. Il y en a pourtant qui sont
célèbres et qui, je dirais, marchent très bien ; je pense à
certaines
communautés qui prennent en charge des garçons ou des filles
drogués,
aux portes de la mort et qui les remettent debout ?
M. A. On appelle aussi
communautés thérapeutiques, des centres où des personnes gravement
atteintes réapprennent la vie sociale : les repas en commun, le
travail, etc. Ces communautés n'ont pas forcément une appartenance
confessionnelle, mais des catholiques en ont certaines en charge et
essaie de faire faire un chemin vers le Christ à ceux qui sont
blessés.
L'important, c'est de ne pas vouloir que la prière ou la foi
remplace
les médicaments ! Ce serait encore une façon de mélanger la
dimension
médicale avec la spiritualité, pour faire un amalgame et mettre le
Christ au service de la guérison en tant que guérison. Il y a
toujours
eu des membres de l'Église qui s'occupent des pauvres, qui
s'occupent
des blessés, qui s'occupent des malades, qui s'occupent des
handicapés.
Et c'est le témoignage de la charité, porté par des personnes
compétentes qui viennent aider, chacune selon son savoir-faire, qui
est
premier. Cela a toujours existé dans l'Église. Ce qui est dangereux,
c'est l'amalgame. Vraiment, c'est une création moderne et qui n'est
pas
conforme au chemin spirituel. Il faut respecter les compétences de
chacun et ne pas croire qu'on a tout pouvoir. On revient un peu à ce
qu'on disait précédemment. On voit le résultat que cela a donné dans
certaines communautés nouvelles… Le slogan était à peu près ceci :
Dieu
guérit, donc nous pouvons accueillir n'importe quel malade psychique
dans la communauté : la communauté, de par sa composition, est
guérissante. Mais trente ans plus tard, on constate des déviations
très
graves, dont la pédophilie n'est qu'un cas parmi d'autres.
G. M. Donc vouloir faire faire un
chemin de guérison à quelqu'un à coup de chapelets ou à coup
d'expositions du Saint-Sacrement, ou à coup de rituels, de prière
de
tous ordres, pour vous ce n'est pas très sain ?
M. A. Là, il faut rentrer
dans
du particulier. Il faut examiner le cas de chacun. Pour quelqu'un,
il
se peut que l'adoration du Saint-Sacrement lui fasse trouver une
route
vers le Christ et l'aide dans le même mouvement à guérir. Mais je
dis
que c'est du particulier. Et ce n'est pas en universalisant du
particulier qu'on crée une doctrine spirituelle. Il faut surtout
dissocier les deux domaines : la guérison, c'est de l'ordre du
particulier. Il suffit de voir les médicaments : ce qui guérit l'un
ne
guérit pas l'autre et vice versa. Donc là, c'est l'écoute de chaque
cas
particulier qui importe ; chacun a son chemin, mais il ne peut pas
s'appliquer au voisin, parce que pour l'autre il sera peut-être très
dangereux d'emprunter cette voie.
G. M. Et un handicapé lourd, ne
peut-il pas être guéri, lui ? ne peut-il pas être accueilli dans
une
communauté thérapeutique ?
M. A. Ce sont peut-être les
handicapés physiques qui sont le test pour savoir ce qu'il en est de
la
quête de guérison. Un handicapé dans une communauté thérapeutique
qui
prétend guérir tout l'être, eh bien il fait éclater le système. Je
crois qu'on peut parler de système. Ça ne peut pas tenir la route.
Mais
dans une communauté qui prend chacun comme il est, et qui sait que
c'est la charité, la capacité d'accueillir Dieu qui est l'essentiel
de
la vie spirituelle, là un handicapé peut être accueilli tel qu'il
est.
Il est peut-être le critère du réalisme.
G. M. … la pierre d'achoppement.
Parce qu'une personne handicapée, une personne qui porte un lourd
handicap, on va dire : on ne peut pas t'accueillir, ce n'est pas
notre
vocation…
M. A. Il faut distinguer le
handicap physique et le handicap psychique, même si les sortes de
handicaps font toucher du doigt que guérir tout l'être n'est pas
possible à l'homme, que c'est une prétention sans mesure. Si c'est
ce
qu'on cherche, il faut mieux fermer les yeux et fermer sa porte
plutôt
que de courir à la catastrophe. On peut ainsi bâtir des doctrines
soient disant thérapeutiques, mais tant qu'on n'a pas intégré les
limites de notre condition d'homme, tant qu'on n'a pas accepté et de
faire un chemin dans ces limites, avec ces limites, on est dans
l'illusion. Pour accueillir des handicapés physiques ou psychiques,
il
faut des communautés spécialisées, et pas simplement une vie de
communauté chrétienne comme on l'entend habituellement.
G. M. Alors la communauté
chrétienne,
qu'est-ce que c'est ?
M. A. La communauté
chrétienne,
c'est d'abord une communauté de pécheurs et non pas une communauté
de
blessés de la vie. Là, on est dans l'universel : tous nous sommes
pécheurs devant Dieu. Blessés, chacun selon son mode ; pécheur :
tous.
Un peu plus, un peu moins. Mais fondamentalement il y a une rupture
avec Dieu. Alors le grand défi de la communauté chrétienne, c'est
que
tous pécheurs, tous finalement en rupture avec Dieu, donc en rupture
avec notre frère, lorsque nous reconnaissons Dieu pour notre Père,
nous
commencions à cheminer sur la voie de la réconciliation, parce que
portés par un même amour reçu : l'amour du Père ; et non pas parce
que
nous avons des techniques en pointe pour arriver à guérir le
psychisme,
les profondeurs, etc. Ce n'est pas pour dire qu'il ne faut pas le
faire, mais la communauté chrétienne ne se fonde pas là. C'est :
Caïn
et Abel, est-ce qu'ils vont devenir des frères de la première
communauté chrétienne de Jérusalem ? Voilà l'enjeu.
G. M. Quand on considère les
choses
de cette manière, est-ce que ce n'est pas justement libérer
également
la pratique du pardon de façon très régulière, parce que sinon il
n'y a
plus rien à pardonner parce qu'il n'y a pas d'occasion ?
M. A. C'est-à-dire que le
pardon aussi, on peut le voir de deux façons. Est-ce que le pardon,
il
faut le recevoir pour pouvoir le donner ? ou est-ce que le pardon
fait
partie d'une thérapie humaine ? De façon schématique, on commence
par
ce constat : j'ai un bourreau qui m'a blessé — on emploie
quelquefois
ce mot-là pour des choses qui sont assez anodines : une parole de
remontrance va être considérée comme la blessure de la vie et il va
falloir des guérisons de la mémoire et bien d'autres manœuvres
thérapeutiques pour arriver à y mettre un terme. Alors puisque je
suis
la victime, du haut de ma grandeur de victime je pardonne à mon
bourreau… tout en coupant les ponts avec lui ! Il n'y a pas besoin
du
Christ pour faire une opération semblable parce que des tas de
personnes peuvent se mettre sur la liste des victimes, pas de
problème.
On oublie d'ailleurs que les premières victimes sont celles qui sont
traitées de bourreaux. Mais savoir que je suis pécheur, donc que
moi-même, je ne suis pas tout blanc et le voisin tout noir, que je
suis
pécheur, que je reçois le pardon et que ce pardon reçu je le partage
:
ça c'est le signe de la communauté chrétienne.
G. M. Et le pardon, reçu et donné,
a-t-il une valeur thérapeutique ? Peut-être pas à la manière dont
vous
venez de nous expliquer les autres thérapies ?
M. A. Non, parce que c'est
la
charité qui s'enracine dans le cœur, c'est la vie de Dieu. Et alors
la
vie de Dieu qui s'enracine au plus profond de notre cœur rejaillit
sur
tout ce qui en nous va en sens inverse : ce qui en nous se replie
sur
soi-même, se détourne des autres. Tout cela va reprendre une bonne
direction. C'est comme un arbre : si l'on attache un caillou au bout
d'une branche, la branche se courbe vers le sol. Si on coupe la
ficelle
qui attache le caillou, la branche va remonter et on a de nouveau
l'arbre dans toute sa splendeur, les branches levées vers le ciel.
Pour
nous aussi, il y a des tas de choses qui pourront se libérer, si on
laisse la charité rentrer en soi. Mais la charité n'est pas le fruit
d'une thérapie, la charité est un don de Dieu.
G. M. Donc, c'est le cœur qui va
être
guéri et non pas nos blessures puisque le cœur peut aimer, avec ou
sans
blessures ?
M. A. Justement, la charité
nous est donnée au cœur de notre péché, et la conversion qui s'opère
pourra aider peut-être à guérison de blessures. Mais il faudra
peut-être une aide extérieure spécialisée. La charité libère d'abord
le
cœur, non pas la blessure. Le chemin spirituel ne commence pas par
la
blessure, il commence par le don de Dieu dans notre cœur. Peut-être
que
certains seraient tentés de dire de quelqu'un de psychiquement
défaillant : il n'est pas chrétien, regardez comme il est tordu !
Qui
peut connaître le travail de la charité dans le cœur de l'autre ?
Quelqu'un sera peut être très blessé avec des réactions plutôt
surprenantes et désagréables pour l'entourage, alors que la charité
est
déjà à l'œuvre dans son cœur. « Ne juge pas », dit l'évangile.
© Sœur Marie-Ancilla, o.p.
http://mancilla.op.free.fr