J’ai cru pendant de longues années que, pour que la vérité éclate, il fallait s’adresser aux évêques. Le dispositif mis en place par l’Église catholique avec ces « administrateurs apostoliques», ces « délégués pontificaux », ces préfets ou secrétaires de « congrégations » ou de « dicastères » me paraissait une machine impressionnante. La seule capable de broyer les dérives, d’assainir une communauté déviante, de faire plier des supérieures récalcitrantes et de rendre justice aux victimes.
Je sais aujourd’hui que cette machine est une usine à gaz, un système qui éparpille les responsabilités, qui tend toujours à éviter le scandale. D’ailleurs, les évêques manient une arme qu’utilisaient déjà mes anciennes supérieures : le détournement du langage. Leurs mots camouflent les dérives sous un chapelet de termes abscons, canoniques ou spirituels, qui érigent autour des victimes une prison aux murs épais. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, mais témoigner auprès d’un évêque, c’est comme hurler dans une pièce insonorisée. Je leur parlais de mensonge et de manipulation, ils traduisaient par « des atteintes graves à la discipline ecclésiastique ». J’essayais de leur expliquer l’emprise que j’avais subie, et qui chez d’autres avait mené à des dépressions ou des suicides, ils reformulaient par « des fragilités», « conduisant à des départs qui blessent durablement les personnes ». Même lorsque d’autres témoins révélaient que le père ou des frères avaient entretenu des relations sexuelles dans le cadre d’un accompagnement spirituel, avec des personnes parfois en situation de faiblesse, cela devenait de simples « gestes contraires à la chasteté ».
(...) Mais les victimes, pour autant qu’elles aient encore une quelconque illusion sur la capacité de réforme de l’Église catholique, n’attendent pas d’elle de creux discours, ni même une oreille attentive et compatissante. Elles réclament de l’institution une parole claire, directe, explicite, sans conditionnel, sans euphémisme, sans référence spirituelle atténuant la réalité des dérives. Et qu’elle agisse à la mesure de ses paroles, n’hésitant pas à se couper de ses membres gangrenés en obéissance au Christ qui proclame dans les Évangiles : «Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la. Mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie éternelle que de t’en aller dans la géhenne avec tes deux mains, là où le feu ne s’éteint pas » (Marc 9,42‑43).(Marie-Laure Janssens, Le Silence de la Vierge)